Quatre axes de recherches caractérisent mes activités académiques inscrites dans quatre champs expressément éloignés : les migrations chinoises, les relations interethniques et interculturelles, l'interculturalité (rencontre de deux ou plusieurs cultures) dans le champ musical, la plurireligiosité des religions premières.
Ces axes tentent, dans une perspective d'analyse épistémologique, d'interroger ou de revisiter les concepts, notions ou théories forgées ailleurs (essentiellement dans des travaux anglos-axons) tels que la migration temporaire, le néo-nomadisme, l'altérité, l'identité, l'ethnicité, le phénotype ethnique, l'emprunt culturel et sa réinterprétation, le principe de coupure, la résistance culturelle, l'héritage culturel, la transculturalité, la diaspora, la représentation identitaire ou ethnique, le racisme, la xénophobie, etc.
a) Sociologie des diasporas chinoises
Après avoir été nommé Maître de conférences en sociologie à l'Université de La Réunion en 1994, j'ai poursuivi mes travaux sur la diaspora chinoise en France (voir Activités scientifiques), tout en orientant mes recherches sur celle de la zone du Sud‑Ouest de l'océan Indien. Ces nouvelles thématiques tentent de comprendre le sens que les Chinois nés, scolarisés et socialisés à La Réunion se donnent de leur identité ethnique et culturelle. Les relations sociales qu'ils entretiennent avec les autres Réunionnais, et la représentation sociale que ces derniers ont sur les Chinois.
Pour des personnes qui ont perdu la langue et la culture chinoises, il me semble inapproprié, sur le plan conceptuel, de les identifier en tant que Chinois, culturellement parlant. J'ai préféré le terme créole Sinwa qui replace le groupe étudié dans le contexte linguistique, social et culturel de La Réunion, c'est-à-dire des Réunionnais d'origine chinoise qui n'ont de chinois que par leur phénotype ou leur patronyme (Live 1996). Depuis une vingtaine d'années, les Sinwa ont entamé un retour aux « sources » au travers des actions culturelles. Ils estiment que leur culture d'origine s'est appauvrie ou perdue, car diluée dans un mouvement de francisation et de créolisation. Par réaction à leur déculturation, ils créent des associations avec pour objectifs de se réapproprier et de diffuser auprès de leurs congénères des éléments de la culture chinoise. Leurs mouvements d’affirmation culturelle s’apparentent, à bien des égards, à des phénomènes de « diasporisation » voire à des formes de « communautarisation ».
De ces travaux, je tire les conclusions suivantes. Malgré un sentiment d'appartenance collective à une « communauté » chinoise, la volonté de re-sinisation traduit une illusion identitaire : l'existence quotidienne se déroule, dans la majorité du temps, dans un contexte réunionnais et non chinois. Dans le contexte de métissage qui caractérise la société réunionnaise, la question des origines culturelles chinoises demeure, à bien des égards, problématique. Les tentatives de retour aux « sources » chinoises s'apparentent à un nouvel exil culturel des Sinwa (Live 2006b et 2008).
b) Sociologie des relations interculturelles
Dans mes recherches en sociologie de l'interculturalité, je m'interroge sur la représentation mutuelle des différents groupes anthropologiques de la société réunionnaise, c'est-à-dire la problématique des origines ethniques et culturelles des individus et de leur perception en matière de préjugés et de stéréotypes.
A La Réunion, les Réunionnais se distinguent par les appellations de Sinwa (Chinois), Malbar (Tamoul), Kaf (Cafre, Malgache), Zarab (Indomusulman), Zoreil (Français), Zoreol (Franco-réunionnais ), etc. Pour le chercheur, la distinction doit être opérée entre le sens français et le sens créole des termes qui désignent chaque groupe. Les mots français et créoles peuvent prêter à confusion, en raison de la proximité des deux langues. Ce schéma de perception caractérise l'individu selon les stéréotypes et les préjugés définis par la société réunionnaise. Les attributions identitaires sont, bien souvent, en décalage avec l'identité culturelle des Réunionnais. Malgré une identité multiphénotypique de nombreux réunionnais, le rôle que joue le phénotype est primordial dans les rapports interethniques. Le regard social discrimine les groupes en leur assignant une identité ethnique, culturelle ou socioprofessionnelle qui ne correspond pas toujours à la réalité de leur existence. A La Réunion, très souvent, l'identité des individus n’est pas déterminée de façon absolue, elle fluctue selon les situations et les circonstances dans lesquelles ils se trouvent. Les individus ou les groupes se définissent par rapport au regard des autres.
De cette étude, j'ai tiré les conclusions qu'il ne peut exister de véritables groupes ou communautés ethnoculturelles à La Réunion. Les Kaf, Kreol, Sinwa, Malbars, Z'arabs... ne constituent ni des ethnies, ni des communautés, ni des minorités ethniques au sens sociologique du terme. Ils sont tous issus de la population réunionnaise métissée. La notion de communauté, d'ethnie ou de groupe ethnique renvoie à la cohésion d'un groupe d'individus structuré de manière homogène sur le plan familial, économique, social et culturel. Les dénominations ethniques (Kaf, Malbars, Zoreils, Yabs, Sinwa…) sont le résultat de constructions mentales et non des réalités ethnoculturelles (Live 2008).
c) Sociologie de l'interculturalité dans le champ musical
L'interculturalité en sociologie de la musique est un thème très peu exploré dans les travaux universitaires. Dans les sociétés plurielles du Sud-Ouest de l'océan Indien (Réunion, Maurice, Madagascar, Comores, Seychelles) où savent coexister différentes populations, les pratiques musicales au quotidien se nourrissent des normes et valeurs culturelles des uns des autres, tant sur le plan esthétique qu'au niveau de la fonction, de la finalité, des procédés d'exécution, des modes de transmission ou d'acquisition du savoir. Dans ce contexte, le matériel et l'immatériel sont à dominance métisse et interculturelle.
Dans un premier axe et dans une perspective comparative, j'étudie la formation identitaire des sociétés insulaires indianocéaniques, au travers du processus de métissage (ou de fusion) des musiques profanes ou sacrées, traditionnelles ou actuelles, à partir des éléments africains, arabes, austronésiens, européens, indiens, etc.
Dans un deuxième, je tente de cerner le rôle et la fonction des instruments de musique traditionnels en tant qu'artefacts, et comme culture matérielle dans la formation identitaire des habitants des îles de l'océan Indien occidental.
En partant de ces objets et de leur inscription dans le temps et dans l'espace, de leurs rapports aux hommes et aux dieux, je cherche à déterminer la manière dont les sociétés insulaires s'identifient à leurs artefacts. Les instruments de musique traditionnels font plus que matérialiser ou symboliser l'activité humaine quotidienne. Ils participent à la construction des identités des personnes comme des groupes. J'ai relevé comme conclusion d’étude que si la culture matérielle et immatérielle façonnent la vision du monde de tout groupe ou communauté, elle interagit sur les manières de vivre et de penser des individus qui créent, empruntent et réinventent sens et signification sur lesquels ils s'identifient. Dans ce contexte, les éléments matériels et immatériels constituent des agents dynamiques de réinterprétation et de redéfinition identitaires des sociétés du Sud Ouest de l'océan indien (Live 2004, 2006).
d) Sociologie des religions premières : la plurireligiosité chez les Réunionnais d'origine malgache et africaine
La thématique abordée dans cet axe s'articule autour de la représentation d'un système de pensée : le culte des Ancêtres réunionnais dénommé sous trois expressions en créole réunionnais : servis kafre, servis malgas, servis kabaré. Dans le milieu des officiants ou des adeptes cafres, il est connu sous le nom de servis malgas (cérémonie malgache), cependant, il n'est pas, dans son essence, réellement malgache, ni africain, malgré la présence d'éléments cultuels se référant à Madagascar et à l'Afrique. Pour éviter la confusion devant ces multiples appellations, l'expression servis zansèt nous paraît la plus appropriée pour symboliser l'esprit de ce culte. Dans son objet, le servis zansèt est célébré en l'honneur des Ancêtres d'un clan familial. Il permet à ses membres de témoigner reconnaissance et gratitude envers leurs Aïeux pour les voeux réalisés au cours de l'année écoulée, et de recevoir leur protection et bénédiction pour l'année à venir.
Dans l'état actuel de nos travaux, il s'agit d'élaborer des pistes de recherche pour dégager des perspectives d'analyse sur cette question. Nous interrogerons sur l'origine de ce culte réunionnais, son renouveau depuis une quinzaine d'années, mais surtout sur sa représentation dans l'opinion publique, en raison de son caractère « autre », différent, par rapport aux pratiques des grands systèmes religieux mais présentant des éléments communs aux religions premières tels que le tromba malgache, le candomblé afro-brésilien, le vaudou haïtien, la santeria cubain, le gnawa marocain, etc.
Il nous apparaît fondamental d'inscrire cette étude dans plusieurs pistes de recherche :
- étude socio-anthropologique sur le quotidien et l'actuel du culte réunionnais et, non dans une perspective nostalgique comme s'il s'agit de la survie d'une pratique d'un autre âge, empreint de passéisme ; autrement dit, l'essence même du servis zansèt d'aujourd'hui (Live 2008, 2011) ;
- étude comparative de différents faits religieux (tromba malgache, candomblé afro-brésilien, vaudou haïtien, santeria cubain, gnawa marocain, etc.) avec le culte réunionnais (et de ses emprunts) engagé dans un processus de créolisation et de réinterprétation des éléments de croyances qui constituent le fondement de son identité collective ;
- étude sur les aspects sociologiques des maladies mentales qui "sont aussi des maladies du sacré" (Bastide) auxquelles la transe ou la possession rituelle tente d'apporter une réponse à des histoires individuelles